Je ne suis jamais complétement revenu de chez Troisgros, une partie de moi est toujours là bas, à Ouches quelque part entre l’étang et le jardin des kakis, debout devant un des murs de verre du « bois sans feuilles » à contempler la nature et mon propre reflet en transparence.
Je n’ai pas connu Troisgros à Roanne et voyez vous je suis heureux de n’y avoir jamais mis un pied, car la cuisine aussi mythique soit-elle n’aurait jamais été servie qu’au sein d’un énième hôtel restaurant de luxe contemporain comme il y en tant d’autre en France et d’une certaine façon la cuisine des Troisgros méritait mieux que ça , un lieu spécial, unique, rare comme leur cuisine.
Voir Ouches et mourir (un peu)
Ici à Ouches,l’établissement Troisgros a crée un écrin à nul autre pareil en France. Une identité faite de métal et de verre pour le restaurant habilement appelé « le bois sans feuilles » qui se fond dans une nature préservée et entretenue mais sans en en donner trop l’impression.
Ce lieu gigantesque dans lequel cohabitent un hotêl en deux parties, un restaurant, une basse cour, des jardins potagers, un étang, des dépendances et presque une mini-forêt, évoque tout de suite en nous une imagerie très nordique avec ces bâtiments où le bois et la pierre naturelle sont omniprésent.
Disons-le tout de suite Troisgros à Ouches est pour nous le Noma français, dans la cuisine (un peu) dans l’idyllisme du lieu (beaucoup) à travers la galaxie de détails apportés à la mise en scène du lieu elle même; voûte de métal sous laquelle on passe pour accéder au restaurant, braséros qui illuminent le lieu aux endroits stratégiques, les membres de la brigade qui vont et viennent dans la propriété pour aller prendre tel herbe ou aller voir tel animal etc etc
Et certaines constructions architecturales ne sont pas sans rappeler certaines visions très suédoises que l’on peut apercevoir dans des films tels Midsommar.
Le lieu est d’une rare beauté et il n’y a pas un seul endroit, une seule pièce qui ne vous arrache pas la rétine.
On dit souvent que,dans un voyage, le chemin parcouru est tout aussi important que la destination. Si l’on considère la salle du restaurant comme étant la destination, alors croyez-moi le chemin qui mène du parking à votre siège est au moins aussi important dans ce lieu que la cuisine qui va vous être servie.
Pouvoir apprécier l’une des plus belles cuisines deFrance ici plus qu’à Roanne est certainement la meilleure décision que la dynastie Troisgros est prise depuis 50 ans. Car ici une force presque tellurique, une identité propre concourt à intensifier, à donner un surcroit d’âme à une cuisine qui n’est clairement pas de ce monde.
Bienvenue au « bois sans feuilles » : du haut de ce chêne centenaire 50 ans de trois étoiles et trois générations de monstres sacrés de la cuisine vous contemplent. Soyez humble et pénitent car ici on délivre la parole( culinaire) divine.
Sic mundus coctum creatus est
Pureté est l’adjectif qui selon nous définit le mieux la cuisine des Troisgros. Les plats sont rarement composés de plus de trois ingrédients et croyez-moi vous n’êtes pas prêts ( je n’étais pas prêt) à découvrir ce que cette famille de magiciens est capable de faire avec seulement trois ingrédients.
En imposant une lisibilité presque enfantine à leurs plats,ils s’octroyent le droit de mettre l’accent sur ce qui essentiel, et ce n’est même pas le goût mais bien l’émotion.
Ici on ressent la cuisine, elle anime votre corps presque physiquement, au delà du bon existe donc un autre niveau de perception: l’émotion physique. Pour les deux trois vieux dubitatifs du fond de la classe,référez -vous à la réaction de Henri Gault quand Alain Chapel lui servit son gâteau de foie blond et vous verrez que nous ne sommes pas les premiers à vivre ce genre d’expérience . La cuisine de Troisgros est donc une cuisine qui a depassé le stade du bon pour devenir une cuisine d’émotions, de sensations. Alors bien sur 100% des plats n’arrivent pas à cet objectif, mais croyez-moi au moins la moitié auront réussi à nous faire lacher la fourchette et le stylo pour plusieurs minutes le temps de réussir à remettre les pieds sur terre.
Pour arriver à délivrer une telle cuisine avec tant d’ambition, il faut bien sûr pouvoir se le permettre, et si le lieu arrive à se fondre dans la nature sans rien y déranger , se rendant presque invisible, c’est bien une armée qui y réside au quotidien dans ces cuisines gigantesques où les plans de cuisson s’étalent sur plus de 100 m². Un espace tel que vous pourriez y faire tenir un restaurant à part.
Si Michel et César Troisgros sont bien évidement les têtes pensantes d’une telle mécanique,le nombre de petites mains nécessaires pour que l’alchimie fonctionne dans cet établissement est juste incroyable et si ils savent tous se rendre invisibles ils sont pourtant légion.
Stairway to heaven
Si il est vrai que le repas fut absolument fantastique, sur une table d’un tel standing et d’une telle qualité l’expérience du tout début de repas commence pourtant avec un gout de trop peu. S’attendant à une rafale d’apéritifs et de mises en bouche toutes plus folles les unes que les autres comme celà est maintenant quasiment codifié dans la charte des restaurants gastronomiques c’est avec une unique proposition que la Maison Troisgros décide d’ouvir les hostilités, en la matière la tarte artichaut et riz soufflé.
Presque une évanescence, fondante, crémeuse au goût terreux et légumier prononcé avec juste ces petites touches de croustillant apportées par les grains de riz soufflé qui vous rappellent que oui vous venez bien de déguster quelque chose et que ce n’était pas un sort de votre imagination tant la finesse de l’ensemble semble irréel. Mais voilà ce sera tout. On se dit que non vraiment c’est trop injuste, après un tel ressenti on se rêvait déjà à multiplier les bouchées avant le début du bal, et bien non à peine commencé qu’on tire déjà le rideau de l’avant repas.
Le premier plat va d’emblée poser les bases de la ligne directrice du jour qui aura pour maître mot: amertume.
Le plat de coques, asperges blanches, mandarine et nori fût un superbe travail de précison des goûts , jouant sur les notes iodées et amères gràce à la pulpe de mandarine incisive mais fruitée donnant au plat une expression marine très japonisante.
Quand nous vîmes arriver devant nous une feuille de chou, esseulée dans l’assiette on ne compris pas tout de suite. Quand on a fendu la feuille en deux pour découvrir des escragots dans leur plus simples appareils acompagnés de vermicelles indisctinctes on à pas compris. Quand l’odeur commençait à agir sur nous comme le remontoir d’une montre à gousset, on a commencé à comprendre. Et quand la fourchette a failli nous tomber littéralement des mains après la première bouchée à ce moment là, nous avons compris.
50 g, le contenu de l’assiette ne devait pas peser plus de 50 g. Une feuille de chou, deux ou trois escargots, de la purée de tamarin en vermicelle et trois feuilles de coriandre. Il n’aura pas fallu plus lourd pour renverser toutes nos certitudes et redéfinir le nouveau standard de l’excellence culinaire. En trois ingrédients, chou, escargot, tamarin, Michel et César Troisgros venaient d’ouvrir une nouvelle fenêtre dans l’univers du goût à grand coups d’émotions complétement irrépressibles .
50g de perfection , de rondeur et d’amertume, une bombe aromatique d’une apparente simplicité,cristalline mais que nul part ailleurs qu’ici on est capable de servir. Un plat stellaire, un univers dans une feuille de chou.
Après une telle claque il fallait bien se remettre de ses émotions, et c’est avec le plat intitulé « un ange passe » que les Troisgros ont décidé de porter le coup de grâce au client vacillant.
Il s’agit en fait d’une charlotte de st jacques au coeur de jaune d’oeuf cru entouré de fines tranches de champignon de Paris agrémenté de caviar et épine-vinette.
Ce plat tout simplement incroyable, opulent et gras à son demarrageévolue au fur et à mesure de la dégustation autour du pivot que représente le jaune d’oeuf cru. Ce dernier venant accompagné la st Jacques dans un premier temps pour une gourmandise tout en rondeur puis s’acoquinera avec le caviar pour nous entrainer vers des notes d’umami prononcées qui viennent mourir sur le coté sous bois du champignon. Le plat remonte de sa douce descente vers les profondeurs du goût par la présence de l’amertume de l’epine-vinette permettant au plat de trouver une vivacité qui lui donne toute sa complexité et sa densité.
La lotte petit diable aux allures presque mauriciennes viendra faire une parenthèse de voyage bienvenue. La cuisson de la lotte est bien évidement parfaite et les oignons caramélisés apportent une gourmandise non feinte. Les physialis traités comme des raisins accompagnent parfaitement la sauce coco-épicée en lui donnant une fraicheur qui interdit une lecture simpliste. Le plat se révèlera juste très très bon ce qui ne manquera pas de nous surprendre, non au final ce ne sont pas des dieux.
Enfin on se le demande, quand profitant de notre état d’esprit rasserené ils décidèrent d’envoyer les écrevisses carmine et pancetta. Toujours la sainte trinité des ingrédients mais qui cette fois-ci a décidé d’aller au bout du bout de la logique amorcée en proposant une définition de ce qu’est l’amertume maitrisée.
Les écrevisses sous leur voile translucide de pancetta présentent une chair soyeuse avec un goût très fin de crustacé que l’on obtient que sur des écrevisses de toute première fraicheur et qui se marie parfaitement avec le coté charcutier délicat.
Ils sont accompagnés de feuilles de carmine pochées à l’orange avec une pointe de chutney et d’orange planquées entre les écrevisses (pour faire style t’as rien vu mais on est là). L’accord est divin, les potards de l’amertume sont sur 11 mais pour autant le plat n’agresse en rien, il en est même terriblement gourmand. Les effluves de cumin participent d’ailleurs à ce résultat ainsi que le beurre citronné qui lie l’ensemble dans une gourmandise avec un grand G. Si une partie de nous est encore là bas, elle est surement entrain de manger ce plat encore et encore.
Le ris de veau grillé « sim-sim » à la sauce réalisée à partir de jarret et sésame fait partie des incontournables de la maison et on comprend pourquoi quand on goûte cette sauce profonde mais qui ne s’affaisse pas sur elle-même grâce aux notes vivifiantes du vinaigre de sésame.
Tour de main hérité du père et du grand-père qui n’hésitaient jamais à signer leurs sauces ou plats d’une touche aigüe pour mieux donner vie à leurs assiettes. La cuisson du ris de veau est très bonne même si nous aurions aimé avoir une belle noix entière plutôt qu’elle soit pré-decoupée en cuisine. Le poireau cuit dans un dashi et l’ail confit continue d’apporter ces notes typées alliacées qui ancre ce plat dans le giron asiatique. Un plat d’esthète aux goûts fins et puissants.
Et si le repas s’était arreté là,nous aurions sûrement laché la note maximale. Ainsi, notre quête de la table parfaite aurait enfin trouvée son champion. Mais le reste du repas aura décidé que la perfection ne serait pas à Ouches ce jour là, juste un repas digne de ceux que l’on fait une fois par décennie.
Human after all
La selle d’agneau « primavera » rôtie au beurre fumé n’aura pas réussi à nous transporter aussi haut que le début du repas venait de le faire. Malgré un fumage très réussi et tout sauf gadget,il demeure que la cuisson de la selle était à nos yeux légèrement trop poussée, et si la sauce primavera aux verts de blettes apportait un contrepoint sur le « verde » idéal à cet agneau, la garniture chou/shitackés ne nous aura pas séduit même si nous lui concédons une indéniable nécessité de texturer le plat. Juste un très bon plat.
Les fromages exclusivement locaux furent un bel exemple de sourcing et de valorisation du terroir de petits producteurs et permettront de manger pour la dixième fois ( au moins) l’exceptionnel pain feuilleté de la maison.
La partie sucrée fut clairement la partie la moins éblouissante du repas car moins imprégnée de cette magie qui nous portait à bout de bras jusque là, à notre grande tristesse.
L’oeuf à la coque dévoile une technique assez folle avec son nid fait de crème pâtissière cuite mais qui malheureusement perd tout son goût de crème pâtissière dans le processus. L’oeuf au coeur coulant de kumquat ( on ne lâche pas l’amertume même sur les desserts) et blanc manger yaourt reste ludique mais clairement l’ensemble manque de gourmandise. Le dessert reste sec et l’ensemble très désaturé en sucre a du mal pour le coup à contrebalancer l’amertume du kumquat. Bel exercice de style mais non convaincant.
Enfin le 730 feuillets sera lui plus à l’aise dans l’exercice de la gourmandise affirmée. Ce mille-feuilles version Troisgros au feuilletage imperméable à la critique est à enseigner dans toutes les écoles de pâtisserie. Coloration superbe, plus léger qu’une plume et avec de belles notes beurrées, il est rempli d’une mousse glacée au miel d’arbousier et accompagné de suprême de pamplemousse aux gingembre et campari.
Et oui nous finirons comme nous avons commencé le repas sur cette ligne rouge indéboulonnable de l’amertume. Le dessert reste lui aussi peu sucré mais l’amertume y est ici plus matrisée et il reste plus gourmand que son prédécesseur , même si le fait de séparer les deux éléments du dessert à savoir le mille-feuille d’un coté et les pamplemousses en gelée de campari et gingembre de l’autre ne nous plait pas trop. Le dessert ne serait-ce que dans la réalisation du feuillage est un tour de force homérique.
A l’ombre des grands arbres , rien ne pousse dit-on, ici bien au contraire à l’ombre de ce chêne centenaire a poussé l’une des plus belles tables de France. Dans ce cocon de dix hectares à l’ombre de la ferme, de l’hôtel, lové au coeur de leur écrin de verre,les Troisgros se sont offerts un cadre à nulle autre pareil, un eden, qui permet de donner un souffle propre à leur cuisine.
Le lieu se dévore, se déguste au même titre que la cuisine si extraordinaire de cette famille qui tutoie l’excellence depuis plus de 50 ans maintenant. Et si la perfection ne réside pas ici, ce qui est rassurant pour tous les autres chefs de France et du monde et pour ceux qui comme nous passons notre vie à table à la rechercher, c’est sûrement aujourd’hui ce qui s’en rapproche le plus. Et cette capacité à éveiller en nous plus que ce que le goût du bon ne peut faire, cette magie d’être capable en trois ingrédients d’insuffler le feu, la vie, l’amour… nous ne l’avons trouvé qu’ici.
Dans la Gastronomie française , les seconds vivent dans l’ombre des chefs, ces derniers vivent dans l’ombre des grands chefs, et tout le monde vit dans l’ombre des Troisgros.
« Au bois sans feuilles » je retournerai, un jour, pour m’y retrouver.
Troisgros
• 728 Route de Villerest, 42155 Ouches
• Ouvert du mercredi au dimanche
Verdict :
Cuisine de classe internationale